Les pièces produites entre 1998 et 1999 tiennent encore de l’installation : elles jouent clairement de la superposition entre l’espace d’exposition et l’espace d’expérience physique pour le visiteur. Il y a assurément du post-minimalisme dans cette manière de proposer au spectateur un parcours sensible, presque tactile. Deng Chiu-Yun a ainsi conçu plusieurs dispositifs à parcourir, à traverser, en usant des matières et des lumières, proposant des environnements très déterminés et construits. Matériaux froids, tirés souvent de l’architecture, nuit ou jeux de contrastes profonds donnant toute son importance au mouvement, au moindre pas, lumières fragiles, transparences, image projetée, tout concourt dans ces travaux à la production d’une ambiance moderne, vibratoire, qui laisse le sujet face à l’expérience directe des choses. Comme une fois encore dans Saturé (1999), où le spectateur est amené à fouler du pied une surface de picots souples, qui en effet sollicitent la plante des pieds de toutes petites perceptions, plus que jusque à satiété : jusqu’à saturation. Et puis en 2001, la sensation tactile issue de la pièce à expérimenter se fait image : passant du phénomène physique à la représentation, Deng Chiu-Yun peint jusqu’à l’usure du motif un pied qui foule, qui foule et foule encore ces picots, renouvelant la sensation dans la peinture à l’huile jusqu’à ce qu’elle se perdre ou du moins se fasse à son tour abstraction. La série constitue dès lors le point de passage vers cette logique de la sensation qui a conduit Deng Chiu-Yun à reprendre le pinceau en 2001-2002 et à se consacrer depuis lors essentiellement à la production de tableaux.
Logique de la sensation, et le clin d’œil à Deleuze parlant de Bacon n’est pas de hasard ici : la déformation du corps vivant dans le mouvement, l’isolement de la figure dans le temps vécu, la fragilité de la chair dans un environnement fuyant qu’on appelle monde, voilà qui pourrait faire en effet un écho lointain à la peinture du grand anglais. Même si ici, par écho à ce qu’elle est, précise l’artiste, venue d’orient pour se fondre dans le monde, c’est plutôt l’anonymat d’un sujet réfugié dans le mouvement du globe qu’elle peint, avec bien moins de pathos et d’héroïsme que chez Bacon. Diluée dans le monde, la figure vit sa perte dans l’unité de l’espace et ne peut avouer la fragilité de l’être que par ce passage dans l’image : image photographique d’abord, car Deng peint volontiers d’après des images qu’elle prend ; et image peinte, émergeant en contrepoint d’un champ monochrome, s’arrachant au brouillage du monde, dans une tentative de fusion qui est finalement l’objet permanent du travail. Les installations parlaient déjà de cette relation double à l’espace, qui est à la fois ce qui nous perd et nous permet d’être. La cohérence en art n’est pas une affaire de médium, mais de rapport au monde, d’autant que ce rapport-là est toujours celui d’un exil. Le travail de vivre, c’est reconstruire sans cesse ce rapport, et la peinture y aide.