S’il y a du relationnel dans l’esprit de ce travail, c’est sans référence à une théorie précise, sans préméditation de mise en scène de quelque interaction spectaculaire que ce soit. Dans ses œuvres (actions, installations, dispositif de circulation d’image, séries d’images ou éditions), Anne-Lise Dehée invite (incite ?) souvent le spectateur à participer, à être acteur de l’image, qu’il s’agisse de prendre l’apéritif sous le regard d’un dispositif de vidéosurveillance, de séances d’autoportrait sur des marchés, ou de portraits posés devant l’appareil dans les bars du Marais à Paris. Mais il ne s’agit pas simplement de faire jouer un rôle à l’autre, de le conduire avec l’extériorité du metteur en scène. Anne-Lise Dehée tout au contraire tient à se prendre au jeu : car même quand c’est l’autre qui témoigne ou qui raconte, c’est aussi une partie d’elle qui se trouve impliquée. Au point que la suite des travaux tient aussi du journal personnel, puisque l’artiste se retrouve ou peut-être même se trouve dans les échanges, les interactions, les rencontres, les voyages et les expositions où elle s’engage. Si la photographie tient une place centrale, c’est sans doute à cause du rapport au monde qu’elle induit, entre prise de vue et prise de vie, à cause encore de sa capacité à concentrer de la trace. Et c’est volontiers vers les processus photographiques archaïques qu’elle se tourne, non par nostalgie mais pour demeurer plus près de l’arché de la photographie qui selon Jean-Marie Schaeffer (dans L’image précaire, 1987) désigne le procédé photographique en tant qu’il est connu par tous, qu’il est partie de notre savoir, même implicite.
Aussi le sténopé, au plus rudimentaire de la photo, a une bonne place dans les propositions de l’artiste. Ainsi quand elle en fabrique avec des moyens de fortune (des assemblages de canettes métalliques préparées) des appareils qu’elle met à disposition pour que chacun apporte de son univers une image familière choisie : c’est le projet Sight & Site, exposé à Bucarest en 2002. Ici, l’objet de l’exposition, c’est la réunion de ces images. La circulation de l’image ordinaire, celle que l’on prend en main, que l’on donne, que l’on affiche, voilà ce qui intéresse l’artiste. Elle est peu sensible au grand cliché, au bon tirage, à la belle image, mais s’attache bien plus à ce qui fait de l’image un puissant outil de l’identité sociale. Une action comme celle de la robe Robivir, présentée en 2000 y participe aussi : dans un contexte de performance, l’artiste se déplace vêtue d’une robe- présentoir à diapositives, mises à la disposition des spectateurs, distribuant les traces d’un voyage dès lors partagé. Le monde de l’artiste se construit ainsi, dans l’épaisseur du corps social, constitué de traces, de passages, de ces moments vécus qui impriment la circulation des choses, des images et des êtres. Ainsi encore dans d’autres projets, avec par exemple les briquettes de charbon portraiturées à Berlin, ces objets transitionnels dont la valeur d’échange est montrée de manière à faire apparaître, surtout, la valeur de l’échange.