Charles Fréger photographie en grand nombre des jeunes gens qui hésitent entre la fin des études et la vie active. Des ouvriers, des patineuses artistiques parfaitement raides, une technicienne agroalimentaire qui s’agrippe d’une main à une grande bassine métallique, des sumos qui croisent les bras, des sages-femmes, des nageurs, des légionnaires, une miss d’une ville du Nord qui se gratte discrètement la jambe… Jeunes gens mal dans leur peau. Il s’agit, selon l’artiste rouennais, de réaliser des portraits « pour se confronter à la présence de l’autre et aborder les personnes de l’extérieur, par leur inscription dans le champ social ». Mais les sujets photographiés n’ayant pas encore atteint l’âge adulte, ont une étrange attitude par rapport à l’objectif : ils donnent l’impression de tous se ressembler. Par la pose, par une certaine uniformité vestimentaire, par une même gêne. Ils sont debout, cadrés en pied, parfois de plus près, de face et de profil. Charles Fréger se livre-t-il à une typologie ? Non : l’uniformisation est nécessaire, selon l’artiste, pour révéler, paradoxalement, la particularité de chaque individu appartenant à un groupe, grâce à des signes imperceptibles, à des détails, à d’infimes décalages.
L’éclairage, froid, frontal, accentue l’écart entre l’univers familier des adolescents dans lequel ils sont photographiés, et le dispositif mis en place par l’artiste qui choisit au sein de leur quotidien ce qui s’en distingue le plus et qui est neutre, uni, aseptisé. Fréger contrôle. Fréger impose. Un cadre, son territoire, une déstabilisation. L’artiste évoque le caractère systématique des prises de vue, lié à sa volonté d’effectuer un « recensement », mais un recensement d’un autre type. Chez les adolescents qu’il choisit, c’est la faille qu’il recherche et met au jour, avec une brutalité et une autorité revendiquées. Charles Fréger bouscule les codes – vestimentaires, gestuels etc. – auxquels la plupart des adolescents s’attachent viscéralement. Il s’infiltre dans des communautés, se fait admettre, reste longtemps, observe et scrute les différences au milieu de ce qui rapproche chaque individu. L’intérêt du travail de Charles Fréger s’affiche dans la juxtaposition des portraits. On les croit identiques, mais chez tous, quelque chose échappe au contrôle et c’est tout le prix de cette œuvre-là.