L’aide artisanal en Normandie

L’aide artisanal en Normandie

Depuis 1999, les directions régionales des affaires culturelles de Haute et Basse-Normandie ont réuni leur expertise pour travailler à l’attribution d’aides individuelles à la création, aux artistes installés en Normandie. Une commission interrégionale a ainsi été mise en place. Elle est composée de professionnels experts des arts plastiques qui analysent collégialement les projets des artistes. Les échanges sont nourris de leurs différents regards sur la création contemporaine et de leur appréciation des moyens d’accession aux circuits professionnels auxquels le Ministère de la Culture et de la Communication est particulièrement attentif. En prolongement, deux critiques d’art – Léonor Nuridsany et Christophe Domino – dont l’engagement professionnel révèle un grand intérêt pour la création contemporaine, ont été sollicités pour porter un regard sur les démarches artistiques soutenues par le biais des aides individuelles à la création.

Ils ont ainsi rendu visite à chacun des soixante artistes afin de mieux appréhender leur parcours en cours, de rendre compte et de témoigner de l’évolution des recherches qui fondent tout acte de création. Ces rencontres, étayées par un travail d’écriture et réunies au sein de cette publication qui ne saurait être un document exhaustif « listant » abruptement quelques noms d’artistes, privilégient plutôt la réalité et la singularité de ces 60 individualités engagées dans leurs projets. Enfin et surtout, les textes issus de ces rencontres tentent de mieux cerner chacune des personnalités porteuses de projets. Cette édition est une étape essentielle pour une meilleure connaissance du territoire des arts visuels en région Normandie. Il nous paraissait essentiel que ce processus ne reste pas confidentiel et donne lieu à une communication. Nous souhaitons qu’elle ouvre la voie à d’autres explorations d’individualités artistiques, et qu’elle suscite intérêt, curiosité et émotion.

Le soutien public à la création est une longue tradition en France qui a souvent fait l’objet de bien des débats, alimentés plus souvent par des positions de principe que par l’expérience. Une occasion de prendre la mesure des choses, sur le terrain, dans les ateliers et auprès des intéressés, nous fut offerte, à nous deux, critiques d’art et commissaires d’expositions, familiers du contact avec les artistes et avec les œuvres, les plus mûres et les plus fragiles, les mieux installées ou balbutiantes. Mission nous fut donnée de rapporter de nos visites une analyse de ce que nous avions vu et perçu en allant à la rencontre d’artistes que rien ne réunissait a priori, sauf d’avoir un moment vécu dans une même région administrative, et d’avoir demandé et obtenu des services concernés ce soutien public désigné comme « aide individuelle à la création ». Aussi, à l’heure où les structures de l’autorité publique se transforment, dans le mouvement général de la régionalisation, ces soixante rendez-vous permettent de dresser plusieurs constats : que le fait de vivre dans une aire géographique comme de partager les bénéfices des aides publiques ne détermine guère de traits communs aux artistes concernés. Que l’on ne compte pas sur nous pour réhabiliter quelque moderne théorie des climats ! Nous serions bien en peine de tirer aucune statistique ni règles communes, sauf celle d’un tenace attachement à la notion de singularité. Ni en termes d’enjeux, ni en termes de démarches, de vocabulaire ou d’itinéraire, il n’a paru possible de mettre en facteur quelque aspect décisif ou exclusif, sauf la capacité – même à formuler une telle demande.

En fin de compte, la personnalité demeure une notion centrale de l’activité artistique, ce qui vaut cet effet de kaléidoscope à la somme de nos récits de visites, de diversité tant en ce qui concerne les préoccupations, les formes que les moyens mis en œuvre. Et ce qui vaut à nos visites d’avoir toutes réservé leur lot d’étonnement, d’intérêt, d’émotion voire d’enthousiasme, soutenu par un très général appétit de dialogue et d’échange. Les choix de médium ou de support ne sauraient constituer de réelles lignes de continuité dans ce paysage : voyez comment l’option de la photographie répond à des préoccupations et se trouve prise dans des processus souvent si éloignés les uns des autres qu’il serait bien superficiel de réduire ces pratiques à leur dénomination commune. Pour le dire autrement : ce n’est pas la photo qui fait le photographe ! La peinture, quant à elle, paraît plutôt rare mais bien défendue en Basse-Normandie, alors qu’elle tient une place importante en Haute-Normandie. Et la vidéo, facilement réputée comme hégémonique, est effectivement présente, mais d’une présence plutôt révélatrice non d’un genre précis, mais de la capacité qu’a ce support à se poser en alternative ou en complémentarité face aux autres pratiques, permettant par exemple d’accéder de manière directe à la dimension narrative, voire à une réelle ambition de récit, présente dans des projets artistiques au demeurant très éloignés. Ce qui nous a sans doute le plus marqué n’est pas forcément une chose très visible dans le lieu d’exposition-même, dans les œuvres-mêmes, mais tient plus à l’écoute des artistes : c’est leur détermination personnelle, c’est l’investissement dans une réelle dimension existentielle de l’activité artistique, c’est leur engagement.

Pour nombre d’entre eux en effet, être artiste manifeste une position dans le monde, un point de regard, vécu avec une force réelle, qui ne cède pas pour autant à une mythification illusoire de cette fragile position. Il en va d’une position modeste mais complète, plus réaliste que phantasmée, et assez peu soucieuse des valeurs de reconnaissance sociale dominantes, comme la réussite matérielle. Sans voir là une acceptation réactualisée d’une manière de bohème modernisée, il est clair qu’être artiste, c’est aussi une attitude vis-à-vis du monde quotidien, de l’espace social, et une activité à fort potentiel d’identification voire d’identité. Aussi ne nous étonnons pas de relever chez nombre d’entre eux une volonté d’organiser de manière très autonome leur pratique, non seulement dans la production mais aussi en réfléchissant voire en prenant en charge certains modes ou circuits de diffusion et en construisant des cercles de complicité et des réseaux qui permettent de travailler réellement, d’échanger, dans une forme d’indépendance, de souplesse. Ce trait est sensible jusqu’à la forme de certains travaux, qui chez de nombreux artistes relèvent de l’écriture, touchent à la performance, au concert, au micro-spectacle, à l’édition, ou pour d’autres s’orientent vers les nouvelles technologies, fut-ce sur leur versant plutôt « low tech ». Sur quoi alors peut donc bien porter le soutien à la création ? Un fait, a priori plus technique qu’artistique, s’impose dans les ateliers : la présence et l’usage de l’ordinateur personnel.

Au-delà de sa commodité de plus en plus partagée comme accessoire de la domesticité courante, l’ordinateur a tenu un rôle central chez ceux qui travaillent les formes – visuelles, sonores, filmées ou imprimées. S’il est un instrument de l’autonomie que l’on croit pouvoir relever ici, il demande aussi une forme d’investissement relativement important, en tous cas pour les plus jeunes artistes. Que la demande l’ait formulée explicitement ou implicitement, cette nécessité d’atelier a été au centre de bon nombre de dossiers. Nombreuses sont aussi les demandes qui ont porté sur un soutien à la production de pièces précises, en général hors ou en amont de tout projet d’exposition, ou encore sur des projets d’étude ou d’investissement dans du matériel spécifique. Mais finalement, le regard rétrospectif permet de mesurer que, quelque soit la formulation donnée aux choses, c’est le plus souvent le temps de travail libéré qui est le premier matériau, le plus exclusif et précieux, pour les artistes rencontrés : du temps converti en outil, en matériel, en moyen de production ou du temps de disponibilité pour une activité artistique non-quantifiable, à court ou moyen terme.

Au point qu’il paraît important de soutenir qu’à côté des dossiers bien articulés, répondant à des besoins repérés et qualifiés ou à des projets précisément formulés, les demandes floues, les incertitudes comme les déplacements et les réorientations relèvent à ce point de la réalité du travail artistique qu’elles doivent avoir une bonne place au rang de motivation du soutien permis par les aides financières. À ce prix en tous cas, en accordant le crédit de compétence et de liberté nécessaire aux commissions et aux experts, la menace de l’effet normalisateur, souvent brandie comme le revers de toute aide institutionnelle, s’estompe d’elle-même, ouvrant le principe du soutien public à la réalité du travail artistique : celle d’un calcul de rentabilité à terme flottant, proche de la gratuité ou dont les bénéfices sont de l’ordre du symbolique, ce qui n’est pas rien… Mieux : ce qui est sans doute le bien le plus irréductible et le plus précieux à mettre en partage, le bien le plus complètement public. Précieux, en effet, pour libérer dans les esprits, les regards, cet objet flottant qu’ont entretenu pour nous toutes ces rencontres, et que nous espérons rendre à chacune de ces pages : l’intelligence du monde qu’on nomme, quelle que soit sa forme : l’art.
Auteurs : Christophe Domino et Leonor Nuridsany

source : haute-normandie.culture.gouv.fr

Les commentaires sont clos.